Ce moment où Elie Wiesel a guéri une victime du génocide du Rwanda


Des victimes du génocide contre les Tutsis au Rwanda se souviennent de la rencontre avec Elie Wiesel, qui nous a quittés hier, après avoir fait face à la négation de l’holocauste du Président iranien Mahmoud Ahmadinejad à la conférence Durban II sur le racisme à l’ONU.
Par Jeanine Munyeshuli Barbé
Un grand homme nous a quittés. Elie Wiesel m’a touchée au coeur. C’était en 2009, en plein jour, à l’ONU, le président Ahmadinejad avait calmement appelé à l’éradication d’Israël sur la carte.

Nous étions tous enfermés dans le hall de l’Assemblée. Seuls les diplomates étaient autorisés à quitter la salle. J’ai failli m’évanouir. J’étais avec ma tendre amie Kayitesi Berthe qui venait d’ouvrir la session avec son témoignage, racontant ce que c’était que d’avoir survécu au génocide contre les Tutsis au Rwanda. Berthe était adolescente en 1994, et dans son témoignage elle avait insisté sur le fait que pour ses camarades de classe et dans le reste du monde, la vie continuait son cours comme d’habitude, tandis qu’au Rwanda, un million de Tutsis étaient assassinés en plein jour.
15 ans après le génocide, nous nous retrouvons enfermées dans cette pièce, Berthe faisant de l’hyperventilation. C’était un cauchemar.
Certains dans la salle ont applaudi Ahmadinejad. Nous suffoquions. Nous avons mis beaucoup trop de temps pour sortir de la salle. Je ne me souviens pas comment nous avons fait pour en sortir, et pour tomber nez à nez avec Elie Wiesel.
Je me souviens combien ce fut réconfortant. J’ai été très touchée par sa chaleur. Ce jour à l’ONU, il prit le temps de prendre les deux mains glacées de Berthe dans ses mains chaudes. Il toucha ses joues. Elle pleurait.
Il était pressé par les gens autour de lui, mais il a pris le temps. Il l’a serrée dans ses bras. Il fit de même avec Esther Mujawayo (qui dévoue sa vie aux victimes du génocide rwandais) et avec moi-même. J’ai prononcé quelques mots en français.
Je me souviens de sa chaleur, de ses yeux, de son humanité. Du refuge qu’il nous a offert… juste à son contact.
Merci, Elie Wiesel.
Voici le discours qu’il a fait par la suite à l’occasion de Yom Hashoah.
Ma chère Berthe nous a quittés il y a un an. Nous pourrions nous appeler/nous skyper là tout de suite… Elle me manque profondément.
Je me joins à tous ceux qui ont aimé Elie Wiesel en prière afin que sa chère âme soit doucement bercée vers l’au-delà.


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« Il était l’être humain le plus remarquable que j’ai jamais connu, celui que j’appellerais la conscience de l’humanité. » dixit Professeur Irwin Cotler, ci-dessus avec Elie Wiesel, le 20 avril 2009.

Elie Wiesel fut l’une des voix de la morale les plus profondes du siècle passé. UN Watch n’oubliera jamais lorsqu’il s’est adressé au rassemblement pour Yom Hashoah, organisé par UN Watch et les Communautés Juives de Genève pour protester contre la négation de l’holocauste énoncée par le Président iranien Mahmoud Ahmadinejad lors de son discours à la conférence Durban II sur le racisme. Ci-dessous le discours de M. Wiesel.

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Discours d’Elie Wiesel, rassemblement pour Yom Hashoah
Place des Nations, Genève, Suisse, le 20 avril 2009

Quelle histoire.
Quelque part, en Europe, en ce temps-là, un des tueurs s’adresse à sa jeune victime et lui dit :
« Tu veux vivre et tu vivras. Mais un jour, tu le regretteras. Tu parleras, mais tes paroles tomberont dans des oreilles sourdes. Certains se moqueront de toi. D’autres tenteront de se racheter par toi. Tu crieras au scandale, à la révolte, mais on refusera de te croire, de t’écouter. Et tu me maudiras de t’avoir épargné. Tu me maudiras, car tu seras en possession de la vérité. Tu l’es déjà. Mais c’est la vérité d’un fou. »
Cette histoire illustre la crainte, l’angoisse, de celui qui a survécu. Comment témoigner ? Où trouver les mots pour dire ce qu’on appelle aujourd’hui « l’indicible » ? De qui faut-il se souvenir d’abord ? Des enfants ? Des vieillards ? Des malades ? Des mères qui regardaient leurs enfants mourir ? Des vieillards qui avançaient vers des flammes en priant ? De qui ?
Faut-il aller plus loin et surtout demander comment était-ce possible ? Après tout, il s’agit d’une entreprise à la dimension cosmique. Tout avait été programmé, dès le départ, les premières lois, les décrets, les mesures. Les psychologues ont dû inventer des moyens pour leurrer les victimes, les architectes pour construire les baraques et les chambres à gaz, les intellectuels pour justifier ce qui avait été entrepris, ça veut dire anéantir un peuple, le seul peuple de l’Antiquité à avoir survécu l’Antiquité. Comment était-il donc possible que tout cela se produise dans un monde civilisé, au cœur de l’Europe chrétienne, de prendre des familles, des communautés, de les condamner à mort et puis inventer une sorte de science : comment les anéantir plus vite.
Comment est-il possible que, en 1944, les Juifs hongrois, qui auraient pu être sauvés, n’ont pas été sauvés?
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Ça a commencé chez nous, trois jours après Pessah, après Pâques. Premier, moyen de faire le ghetto, nous ne savions pas encore. Eichmann était arrivé déjà à Budapest à la tête d’un petit commando de 200 personnes qui comprenait les cuisiniers, les chauffeurs, le secrétaire. Avec 200 personnes, avec l’aide de l’armée hongroise, il avait réussi à déporter 500’000-600’000 hommes, femmes et enfants. Et à Shavouot donc, sept semaines plus tard, six semaines plus tard, nous étions déjà à Auschwitz.
Et bien, chez nous, il y avait une femme qui travaillait chez nous à la maison, une veille Chrétienne illettrée, mais elle était l’honneur de la chrétienté. Elle venait au ghetto pour nous apporter des fruits, de la nourriture. Et puis la veille des évacuations, elle était venue chez nous, et je me souviens, elle plaidait, elle pleurait en parlant à mon père de l’accompagner avec elle en montagne, où elle avait une petite maison, en disant : « Voilà, je m’occuperais de vous! » Et mon père a dit en citant, en nous citant : «Al Tifrosh Min Hatzibour», on ne se sépare pas de la communauté, c’est un principe juif. Ce qui arrive à tous, nous arrivera.
Alors c’est arrivé, donc il y a les wagons, plombés et tout. Vous connaissez maintenant, n’est-ce pas, le comment.
Et en arrivant, trois jours plus tard, le train s’arrête à une gare. Mon père regarde par la petite lucarne et lit le nom de la gare : Auschwitz. Et il ne savait pas ce que cela signifiait, et nous non plus.
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Et bien, ici à Genève, on le savait déjà. Au Vatican, on le savait déjà. A Washington, on le savait déjà. A Londres, on le savait déjà. A Stockholm, on le savait déjà. Mais nous, les victimes, nous ne savions pas.
Et je vous dis que si on l’avait su, la plupart de ma communauté aurait survécu, car la bonne chrétienne n’était pas seule. Il y avait d’autres chrétiens chez nous qui auraient accepté d’héberger, de sauver des familles. On ne savait pas.
Expliquez-moi comment est-ce possible ? Comment cela se fait-il que personne au monde n’avait envoyé des émissaires ? Les émissions à la radio, Roosevelt, de Gaulles en France, à Londres. C’était deux semaines, même pas, dix jours avant le débarquement en Normandie. Dix jours ! La guerre était finie.
Mais nous ne le savions pas. Comment cela se fait-il que les Alliés n’aient pas bombardé les chemins de fer conduisant à Auschwitz ? Moi, j’ai connu cinq présidents des Etats-Unis et j’ai posé la question à chacun dans le Bureau Ovale : « Expliquez-moi, pourquoi les Alliés n’ont pas bombardé, je ne parle pas des camps, car vous disiez qu’ils ne voulaient pas tuer les victimes, les prisonniers, mais les chemins de fer ? A cette époque-là, 10’000 par jour disparaissaient dans les fours. Expliquez-moi ça, je ne comprends pas. »
Or, en parlant de cette période-là, il y a tant de choses que je ne comprends pas. Je ne comprends pas, moi, j’écris, mais je suis éducateur. Comment était-il possible que les chefs ou les commandants de certaines unités de mort qu’on appelait les Einzatskommandos, étaient diplômés avec des diplômes universitaires des plus prestigieuses universités allemandes, certains officiers étaient aristocrates, certains avaient des doctorats en médecine, en philosophie, en théologie et ces hommes jour après jour fusillaient. Fusillaient des enfants avec leurs parents. Donc la culture ne nous a pas aidés. Moi qui crois que l’éducation est un bouclier qui nous protège contre certains actes que l’être humain cultivé ne peut pas, ne pourrait pas commettre. Non, ça n’a servi à rien, comment est-ce possible ?
Maintenant on sait comment c’est arrivé. Tout, on sait déjà. Les historiens, les musées, les archives, on sait comment. Mais ce qu’on ne sait pas c’est le pourquoi. Pourquoi c’est arrivé.
Ca a servi à quoi ? Et là, bien sûr, la seule réponse, c’est Dieu seul qui pourrait la donner. Humblement et sincèrement, je vous le dis que cette réponse-là, si elle existe, je la récuse. Il n’y a pas de réponse. Il faut vivre avec la question. Mais cette question-là s’étend au-delà du temps. Est-ce que le monde apprendra-t-il jamais ? Est-ce qu’il apprendra finalement, ce que cela signifie de permettre à des hommes d’anéantir d’autres hommes, sans raison ?
Moi, je pense que l’homme, que le monde n’a pas appris. Si le monde avait appris, il n’y aurait pas eu le Cambodge, il n’y aurait pas eu la Bosnie, il n’y aurait pas eu le Rwanda, il n’y aurait pas eu le Darfour, il n’y aurait pas eu de racisme, pas d’antisémitisme.
En 1945, sur les ruines de l’Europe, sur les ruines des théologies, des philosophies, sur les ruines de toutes les sociétés et tous les idéaux qui existaient avant, néanmoins, il y avait une sorte d’espérance qui affleurait en nous. Oui, tout d’un coup, nous étions devenus optimistes, car, paradoxalement, nous étions convaincus que le monde aurait appris quelque chose. Que plus jamais les enfants ne mourront de faim. Que plus jamais il n’y aura de guerres, car nous savons à quoi les guerres aboutissent. Que plus jamais la haine régnera. Que plus jamais les
Juifs seront persécutés, ni d’autres minorités. Si quelqu’un nous avait dit à l’époque, que de ma vie, avec les amis que j’ai ici, nous consacrerons notre vie pour combattre l’antisémitisme, je ne l’aurais pas cru. Quoi ? J’étais convaincu que l’antisémitisme est mort à Auschwitz. Maintenant nous savons,les victimes sont mortes. L’antisémitisme existe toujours. Et là, c’est à une conclusion pessimiste qu’on aboutit. Si Auschwitz n’a pas réussi à guérir le monde de ce mal antique qu’est l’antisémitisme, qu’est ce qui pourra le guérir ? Et qu’est ce qui le guérira ?
Si quelqu’un m’avait dit un jour, l’année dernière même, non il y a deux ans, que moi je serais ici à Genève et en face un chef d’Etat, un président d’un peuple ancien, d’un grand pays, qu’un chef d’Etat dirait des choses si insolentes, si offensantes, si vulgaires, si laides sur notre peuple, en publique et en serait fier, jamais je ne l’aurais cru. Et bien, il est venu, j’étais là. Il a été accueilli avec des applaudissements et ce qu’il a dit, il a simplement transmis presque les accusations idiotes, stupides des « Protocoles des sages de Sion ». La même chose.
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Que faut-il faire donc? Dans ce cas, à quoi bon témoigner ? A quoi bon revendiquer une souffrance qui n’est pas la nôtre, sauf dans la mémoire ? La réponse bien sûr est très simple. Malgré tout cela, il faut s’accrocher à cette foi, à cette mémoire, à cette existence qui a précédé la nôtre, à cette quête qui est la nôtre : quête de vérité, quête de justice, quête de fraternité, quête d’amour et quête d’amitié. Il faut.
Parce que moi, j’aurais toutes les raisons du monde de dire: «Ecoutez, Messieurs et Mesdames, moi j’ai payé ce que j’avais à payer et maintenant laissez-moi tranquille! Maintenant, je veux manger mon pain, boire le vin, aller au cinéma, aimer les belles femmes. C’est fini, maintenant j’ai le droit au bonheur facile et simple et ne me parlez surtout pas de la souffrance d’autrui ! Ne me parlez pas de ça ! »
Et bien, je dis non. Malgré le fait que notre souffrance était une souffrance sans précédent. A cause de cela, nous devons être sensibilisés à toutes les souffrances du monde. Et bien sûr, d’abord « Aniyekh Kodmim », c’est normal. On ne peut pas se détourner de ce qui se passe dans le monde autour de nous. Autrement, moi je pourrais dire aussi : à quoi bon écrire, quand j’ai vu que ceux qui ont écrit, parmi ceux qui ont lu, ou bien ils étaient indifférents ou complices, alors à quoi bon ? Ca sert à quoi ? A quoi bon avoir des enfants ?
C’est arrivé dans nos histoires. Le Talmud nous dit que, au temps des grandes persécutions, il y avait des pharisiens qu’on appelait « Proushim Sheparchou Mineshotehem» qui se sont séparés de leurs femmes pour ne pas avoir d’enfants. Nous aussi on avait le droit de le dire. Et pourtant, savez-vous que même dans les ghettos il y avait des romans d’amour, il y avait des gens qui se fiançaient, qui se mariaient, qui avaient des enfants dans le ghetto, la veille du départ, ils se mariaient.
Après la guerre, dans les camps de personnes déplacées, la première chose que les gens faisaient, ils se mariaient, avaient des enfants. Comment ne savaient-ils donc pas à quoi ça mène ? Que le monde est dangereux pour les Juifs. Avoir des enfants juifs dans ce monde qui ne voulait pas d’eux.
Mais non, mais non, ce n’est pas ça. Nous avons appris de notre histoire que même dans les ténèbres, on chante et on prie et même quand la souffrance devient intolérable, on s’élève au-delà, au-dessus.
Nous avons appris que, lorsqu’il s’agit de justifier ce que nous sommes, ce n’est pas par le désespoir que nous le ferons. Comme disait Camus, quand il n’y a pas d’espoir, il faut l’inventer. Et nous dirons, c’est parce que il n’y avait pas d’espoir qu’on l’a inventé. Mais cette espérance continue.
Et je reviens donc à cette histoire du début où le tueur, le tourmenteur dit : « Mais dis donc, on va te prendre pour un fou. Tu vas raconter la vérité, mais on dira que c’est la vérité d’un fou. »
Et alors tu répondras, moi je répondrai : pourquoi nous nous souvenons ? Soyons honnêtes envers nous-mêmes, pour les morts il est trop tard. Mais il n’est pas trop tard pour nos enfants. Et nous sommes ici cette après-midi pour nos enfants et les leurs.
UN Watch